11

Le voyage devait durer plusieurs jours encore. À heures régulières, on venait apporter les repas aux prisonniers, mais à cela se bornaient les visites ; Monsieur Ming n’était pas reparu.

Au fur et à mesure que le bateau continuait sa route, la mer devenait plus grise, le ciel plus bas. La température baissait aussi. Ensuite, il y eut les premiers glaçons flottants, et l’on vécut sans cesse dans une demi-nuit, ce qui indiquait nettement que l’on remontait vers le nord. Bien entendu, Morane et Bill auraient pu arriver à la même constatation en étudiant les étoiles à travers les hublots, mais ces étoiles demeuraient obstinément cachées sous d’épais matelas de nuages.

Un matin, les glaçons se firent plus nombreux, à tel point que, par endroits, le Kagira Maru devait les écarter de son étrave. Ils glissaient alors le long des flancs de tôle avec un bruit de métal froissé.

— Nous devons avoir franchi depuis longtemps le cercle arctique, constata Morane.

La remontée vers le nord se poursuivit durant deux nouveaux jours, dans un silence de fin du monde troublé seulement par le frottement des glaçons sur la coque et, de temps à autre, par le vrombissement d’un avion passant haut dans le ciel – sans doute l’un ou l’autre appareil de ligne transpolaire. Les glaçons flottants étaient à peine plus nombreux et, quand ils avaient tendance à se souder en pack, le Kagira Maru se révélait un excellent brise-glace.

Pendant des heures, le cargo devait bientôt longer, à quelques milles à peine, des terres aux falaises alternées de rocs et de glace.

— Croyez-vous que ce soit le Groenland, commandant ? avait demandé Ballantine.

— Je ne crois pas, répondit Morane. Ces terres sont à notre droite. S’il s’agissait du Groenland, elles seraient forcément à gauche et, comme notre cabine se trouve à tribord, nous ne pourrions les apercevoir. Bien entendu, on pourrait avoir traversé l’Atlantique Nord et s’être glissés dans le détroit de Davis et la mer de Baffin. Pourtant, je ne le crois pas… Sans en être certain, j’ai plutôt l’impression que nous avons atteint le Spitzberg… Nous ne sommes plus bien loin du pôle et, si nous continuons de cette façon, nous ne tarderons pas à atteindre la mer gelée. Alors nous serons bloqués.

Mais, deux heures plus tard à peine, le Kagira Maru mit résolument le cap vers l’est, longeant une falaise qui s’incurvait jusqu’à former une baie profonde de l’autre côté de laquelle, prolongeant un cap, se détachaient deux petites îles rocheuses recouvertes de glaciers. Le cargo jeta l’ancre à quelques encablures de l’une d’elles.

Quand les manœuvres furent terminées, des gardes armés de mitraillettes pénétrèrent dans la cabine et ordonnèrent aux captifs de les suivre sur le pont. Après avoir passé les vêtements chauds dont on les avait munis, Bob et Bill gagnèrent le pont, où Monsieur Ming les attendait. Malgré le froid intense, le Mongol ne portait que la redingote de clergyman, tandis que son crâne rasé demeurait nu. Cet homme semblait réellement être de fer.

L’Ombre Jaune accueillit ses prisonniers avec l’aisance – la cordialité presque – d’un maître de maison faisant les honneurs de son domaine à des invités. De sa main postiche, il désigna la petite terre en face de laquelle le cargo était ancré, et il dit simplement :

— Voilà cette île Danen qui semblait tant vous intriguer…

— Elle se trouve à l’extrême nord du Spitzberg, n’est-ce pas ? interrogea Morane.

Ming acquiesça.

— Vous avez vu juste, commandant Morane. Nous sommes ici à l’extrême pointe du Spitzberg-Ouest… Comme vous le savez, ces terres, bien que possession norvégienne, sont inhabitées, à part quelques petites installations, plus au sud. Elles constituaient donc un endroit rêvé, et pas trop éloigné des grands centres européens, pour y dissimuler un de mes repaires, à la fois laboratoire secret et base de départ d’opérations… Mais vous allez pouvoir juger vous-mêmes…

Des canots avaient été mis à la mer et, quelques minutes plus tard, avec à leurs bords Morane, Ballantine, Ming et une escouade de gardes composés en partie de dacoïts, de quelques Européens et de « guerriers », ils filaient vers l’île.

 

On devait prendre pied sur un petit promontoire rocheux aménagé en wharf et dominé par de hautes murailles de glace aux parois tourmentées. Ming mena aussitôt ses prisonniers jusqu’à une anfractuosité où une porte circulaire parfaitement camouflée fut ouverte sur un tube métallique, d’un diamètre de deux mètres environ, s’enfonçant dans le glacier et formant couloir.

La petite troupe suivit ce couloir sur une distance de cent mètres, pour déboucher, le glacier franchi, dans un nouveau couloir, naturel celui-là, creusé dans le roc. Il conduisait à une rotonde, œuvre de la nature elle aussi, mais qui avait été aménagée assez récemment. Plusieurs portes se découpaient dans la paroi rocheuse. Le Mongol ouvrit l’une d’elles avec une clef d’une forme spéciale, qu’il tira de sa poche, et il introduisit ses prisonniers dans un énorme laboratoire-bureau à la voûte basse, mais où le savant à la science universelle qu’était Ming trouvait à satisfaire tous ses besoins, depuis la table d’opération jusqu’à la bibliothèque résumant toutes les connaissances humaines, en passant par les instruments chirurgicaux les plus perfectionnés et le matériel expérimental de physique et de chimie. Sur un grand tableau noir s’étalaient des équations et formules que seuls, peut-être, un Einstein ou un Planck auraient pu comprendre.

D’un geste, l’Ombre Jaune avait embrassé l’étendue de la salle.

— Voilà un de mes lieux de travail, expliqua-t-il. C’est ici que j’œuvre à une découverte qui, non seulement révolutionnera la biologie et la médecine mais qui, bientôt, me permettra de devenir le maître du monde en me fournissant à satiété le matériel humain dont j’ai besoin à cette fin…

Visiblement, trop habitué à l’isolement parmi des êtres qui lui étaient inférieurs et qui tous, plus ou moins, n’étaient rien d’autre que ses créatures, Ming-le-potentat, Ming-le-tout-puissant, Ming-l’invincible éprouvait le besoin de se confier à ces deux hommes qu’il estimait parce que, seuls, à force de courage, ils avaient réussi à le tenir en échec et, ainsi, à se révéler ses égaux.

— Comme, désormais, étant en mon pouvoir, vous ne pourrez plus me nuire, continuait le Mongol, je vais vous révéler la nature de mes recherches, si je puis appeler ainsi des travaux qui, depuis longtemps déjà, ont dépassé le stade purement expérimental… Mais, avant tout, je dois vous montrer quelque chose… Vous comprendrez mieux par la suite…

Il se dirigea vers une porte s’ouvrant au fond du laboratoire et commanda :

— Suivez-moi…

Flanqués des deux gardes armés de mitraillettes, Morane et Bill Ballantine obéirent, tandis que Ming ouvrait la porte. Alors, sous leurs yeux se déroula le spectacle le plus merveilleux et le plus repoussant à la fois qu’il fût possible d’imaginer. La porte donnait accès aux profondeurs d’un glacier à travers lequel d’étroits couloirs en angles droits avaient été tracés. Une lumière froide, verdâtre, semblant issue de l’intérieur même de la masse glacière, éclairait l’ensemble. Mais ce qui stupéfia surtout Bob Morane et Bill Ballantine, ce fut que, partout, dans cette masse glacière, des corps humains étaient emprisonnés.

La glace, d’une transparence extrême, donnait l’impression d’une gigantesque prison de cristal coulé autour des corps qui, bien que séparés nettement l’un de l’autre, faisaient immanquablement songer à des bouteilles de vin couchées l’une sur l’autre dans leurs caveaux. Tous ces corps étaient ceux d’Asiatiques, pour la plupart des Chinois, et beaucoup, par leurs vêtements, qui avaient été conservés, pouvaient être datés avec plus ou moins de précision. Il y avait là des mandarins vêtus à l’ancienne mode, de robes de soie brodée, et portant moustaches tombantes et natte ; des lettrés aux longues tuniques noires ; des marchands aux habits de couleurs vives. Toutes les hautes castes de la Vieille Chine semblait être réunies là, par centaines d’exemplaires, en un grandiose et macabre échantillonnage ; des coolies vêtus de pauvre toile. Par endroits, une coupe dans la glace indiquait qu’un corps avait été extrait de la masse de ses semblables. En dépit de ce que cette idée pouvait avoir d’intolérable, on ne pouvait s’empêcher de songer à une carrière en exploitation.

Du geste, Ming avait désigné les corps emprisonnés dans la glace.

— Il n’y a que peu de temps, dit-il, les « guerriers » auxquels vous avez eu affaire reposaient ici, dans une prison d’eau gelée…

— Des morts que vous avez ressuscités ? interrogea Morane avec une expression de dégoût.

L’Ombre Jaune secoua la tête.

— Non, commandant Morane, pas des morts… Des vivants en sursis, tout simplement… Mais regagnons mon laboratoire. Je vous dois des explications puisque, bientôt, vos deux corps inanimés viendront prendre place ici, soudés dans la glace, dans un état intermédiaire entre l’état de vie et l’état de mort.

 

Les guerriers de l'Ombre Jaune
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